Le
Devoir: http://www.ledevoir.com/2006/07/06/113027.html
Dominique
Joucken
Juriste et journaliste en Belgique
Linguiste et professeur à l'Université Laval
Édition du jeudi 6 juillet 2006
Tout récemment, les
différentes factions palestiniennes se sont mises d'accord sur un texte qui a
été présenté dans l'ensemble de la presse internationale comme étant une
«reconnaissance implicite» de l'État d'Israël.
Cette qualification appelle des commentaires de
nature sémantique et juridique. Ce texte constitue-t-il une reconnaissance
véritable et effective au sens juridique du terme ? Aussi, dans quelle
mesure son caractère implicite pose-t-il problème ?
Pour le linguiste, la reconnaissance d'un État constitue ce qu'il appelle
depuis le philosophe anglais Austin un acte de langage, c'est-à-dire un énoncé
qui, par son énonciation dans certaines conditions, permet d'accomplir l'acte
qu'il signifie. Ainsi, par l'énonciation de «je le jure», on accomplit l'acte
de prêter serment. Le juriste, lui, voit dans cette reconnaissance un acte
déclaratif, bien défini par le droit international et porteur d'effets
politiques eux aussi bien définis.
En droit, la question qui se pose à propos de ce texte est la suivante :
s'agit-il d'une reconnaissance valide ? La question se décompose elle-même
en deux sous-questions : le texte a-t-il été
rédigé par les personnes compétentes pour procéder à une reconnaissance ?
Ensuite, les modalités de son adoption sont-elles adéquates pour produire des
effets dans le domaine du droit international ?
Sur la question de la compétence des signataires du texte, il ne paraît pas y
avoir de problème. L'accord a été négocié entre le gouvernement, dirigé par le
Hamas, et la présidence de l'Autorité palestinienne, occupée par Mahmoud Abbas.
Or il est de pratique bien établie en droit international public que
l'initiative de la reconnaissance doit émaner du pouvoir exécutif. Dès lors que
ses deux branches (gouvernement et président) se sont entendues sur un texte en
cette matière, il n'est pas douteux que ce texte émane de l'autorité
compétente.
En ce qui concerne les modalités d'adoption, aucune objection fondamentale
n'est à soulever. La reconnaissance est en effet considérée comme un acte
informel. Dans la mesure où ce qui importe, c'est que la volonté de reconnaître
soit certaine (et on verra ci-dessous que c'est ce point qui pose véritablement
problème), il est admis que cette volonté peut s'exprimer sous n'importe quelle
forme : déclaration, texte de loi ou règlement, protocole, etc. [...] En
réalité, la question n'est pas de savoir de quelle manière cette volonté s'est
exprimée techniquement mais si elle existe vraiment en tant que telle.
Mais trouve-t-on dans ce document la manifestation, même indirecte et
implicite, de cette volonté ? Sur la base de sa formulation linguistique,
peut-on considérer qu'il peut être interprété comme la reconnaissance
exigée ? Nous ne pensons pas que ce soit indiscutable. En effet, ce n'est
pas le cas de l'affirmation de l'intention de limiter la «résistance à
l'occupation» aux territoires occupés depuis 1967 puisque le fait de renoncer à
attaquer un État n'équivaut pas à le reconnaître : il y a de nombreux cas
de non-reconnaissance qui n'ont pas entraîné de comportements agressifs. Ce
n'est pas le cas non plus de la mention de futures négociations de paix qui y
est faite. En effet, Mahmoud Abbas serait chargé de ces négociations en sa
qualité de président de l'OLP et non en celle de président de l'Autorité
palestinienne, ce qui n'engage pas cette dernière.
Par ailleurs, même si on voyait dans ce texte le contenu en question, son
caractère implicite pose-t-il problème ? Dans ce cas particulier, il
semble bien que oui. Voyons pourquoi.
La reconnaissance d'un État étant un acte déclaratif et n'étant rien de plus,
il faut d'abord remarquer qu'on se trouve ici devant le quasi-oxymoron d'un
acte de langage, d'un texte, qui prétend «déclarer sans dire». Cette
contradiction dans les termes rend l'ensemble de la démarche plus problématique
que s'il s'agissait d'une reconnaissance implicite découlant non d'un acte de
langage mais d'un pur acte, comme l'établissement de relations diplomatiques ou
la conclusion d'un traité. En effet, on peut penser que le texte en cause
aurait pu être plus explicite et, donc, qu'il ne s'agit pas d'une simple
absence explicite due aux circonstances mais bien, à cause de l'existence des
déclarations de reconnaissance «normales», explicites, d'un refus de
reconnaissance explicite. Ce refus lui-même est implicite, il est inhérent au texte,
mais il ne dépend pas d'éléments particuliers de son libellé : il tient à
sa simple existence, en tant que texte, en lieu et place d'une reconnaissance
explicite. Cette interprétation nous paraît difficilement contestable si on
prend en compte le contexte, en particulier certaines déclarations antérieures
-- explicites, elles -- de dirigeants du Hamas. Ce refus de reconnaissance
explicite est lourd de conséquences politiques et diplomatiques puisqu'il
pourrait semer le doute sur la sincérité du geste de reconnaissance et sur la
volonté de ses auteurs de le faire suivre des effets qu'il entraîne
normalement.
Une des caractéristiques essentielles des contenus implicites est qu'ils
comportent toujours une possibilité de dénégation. Le Hamas peut donc prétendre,
devant ses partisans les plus extrémistes, qu'il n'a dit que ce qu'il a dit
tandis qu'Israël et le Quartette peuvent affirmer ne pas voir dans le texte ce
que d'autres, par exemple des membres du Fatah et des commentateurs pro-palestiniens, y voient.
Cette dénégation peut porter aussi sur l'intention de communiquer des contenus
dont par ailleurs on ne conteste pas la présence dans un texte. Dans ce cas,
elle ne peut être le fait que de l'auteur du texte. Ce cas de figure se
présenterait si le Hamas, tout en jouant sur le fait que ses partenaires
«modérés» tablent sur la présence de ces contenus pour amadouer le Quartette et
l'opinion internationale, continuait à prétendre ou à donner à entendre devant
les plus radicaux de ses commettants que ses objectifs à long terme n'ont pas
changé. Une telle attitude ne tromperait pas les observateurs attentifs et
impartiaux mais pourrait en abuser d'autres.
Cette possibilité de dénégation, qui dans le cas présent n'est pas une simple
hypothèse d'école, réduit encore la portée de cet acte de reconnaissance
particulier. En effet, compte tenu de ce qui a été dit ci-dessus, on peut même
se demander si ce mode de reconnaissance n'a pas précisément été choisi pour
permettre cette dénégation. Dans ce cas, on l'a vu, la reconnaissance en
question ne serait pas clairement établie sur le plan juridique puisqu'il y
manquerait l'essentiel, à savoir la volonté de reconnaître.
On le voit, la «reconnaissance implicite» dont il est question ici pose
problème. Son texte est en lui-même peu significatif et le contexte rend son
interprétation encore moins sûre. Le doute subsiste donc quant à l'existence de
la volonté qu'il est censé exprimer.
Sur le plan politique aussi, la démarche actuelle semble de nature à susciter
des craintes quant à l'avenir du processus de paix qu'elle est censée relancer.
En théorie, Israël aurait pu juger opportun de considérer qu'elle constitue la
reconnaissance indispensable à la reprise des négociations et d'y voir un geste
positif. On comprend cependant qu'il ne s'en satisfait pas et exige au
contraire une reconnaissance formelle, incontestable et non sujette à des
remises en question futures. Quant aux membres du Quartette, ils décideront
peut-être de fermer les yeux sur les insuffisances de cette forme de
reconnaissance et de reprendre leur aide au gouvernement de l'Autorité
palestinienne. S'ils agissent ainsi, il faut espérer qu'ils veilleront à ce que
cette indulgence -- toute pragmatique, on veut le croire -- ne puisse pas être
interprétée comme une acceptation de cette forme de reconnaissance ou un
acquiescement de principe à une démarche qui ne remplit pas entièrement les
conditions qu'ils ont posées à la reprise de cette aide. La diplomatie
n'est-elle pas, dit-on, l'art du non-dit et de l'implicite ?
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